IMAGES VISIONNAIRESAnthropologie de l'art visuel des hallucinations
Journée d’étude
le 3 Octobre 2017 au Collège de France (Salle 2, 11 place Marcelin Berthelot, 75005 Paris) Programme
9h-9h15 : Ouverture de la journée d’étude (David Dupuis & Maddalena Canna) 9h15-10h00 : Voir Guanyin au Putuoshan. Analyse des dispositifs de production des visions dans le bouddhisme en Chine. Claire Vidal (Université Paris-Nanterre, LESC) 10h00-10h45 : « Chamanismes en série ». Epistémologie de l’œuvre visionnaire d'un artiste amérindien (Pablo Amaringo). Andrea-Luz Gutierrez Choquevilca (EPHE, LAS). Pause (10min) 10h55-11h40 : Les régimes d’imagination dans l’évolution biosociale humaine : exemples sibériens. Charles Stépanoff. (EPHE, LAS). 11h40-12h30 : L’écriture des invisibles : les idéophones de l’hallucination visionnaire dans les rituels d’intoxication matsigenka (Amazonie péruvienne).Esteban Arias (EHESS, LAS). Table ronde : 12h30-13h. Discutants : Samir Boumedienne (CNRS), Jean-Pierre Changeux (Académie des sciences), Patrick Deshayes (Université Lyon II), Paolo Fortis (Durham University). 13h00-14h : Pause déjeuner 14h-14h45 : Anthropologie et neuropharmacologie des visions. Un nouveau regard sur quelques questions classiques. Martin Fortier (Institut Jean Nicod, EHESS, ENS, Stanford University). 14h45-15h30 : L’art hallucinatoire comme dispositif de recognition de l’expérience. Anthropologie et métacognition en dialogue. Maddalena Canna (EHESS, LAS). 15h30-16h15: Apprendre à voir l’invisible. De la pédagogie visionnaire dans un centre chamanique d’Amazonie péruvienne. David Dupuis (Durham University, LAS). Table ronde : 16h15-16h45. Discutants : Samir Boumedienne (CNRS), Jean-Pierre Changeux (Académie des sciences), Patrick Deshayes (Université Lyon II), Paolo Fortis (Durham University). Pause (15min). 17h-18h : Discussion générale. Résumé des interventions Voir Guanyin au Putuoshan. Analyse des dispositifs de production des visions dans le bouddhisme en Chine Claire Vidal (Université Paris-Nanterre, LESC) Située non loin de Shanghai, l’île du Putuoshan (Zhoushan, Zhejiang) est un site de pèlerinage visité quotidiennement par des milliers de dévots venus de toute l’Asie pour rendre un culte au grand bodhisattva de la compassion Guanyin (Avalokiteśvara), dans l’espoir d’obtenir des réponses divines à leur vœu de guérison, à leur désir de mariage et de maternité ou encore à leur souhait de succès dans les études ou dans les affaires. Considéré comme l’une des quatre montagnes saintes du bouddhisme chinois, une île à la fois dans et hors du monde, le Putuoshan est le lieu de prédilection des manifestations de Guanyin. S’y rendre, c’est ainsi « faire l’expérience » de cet être divin aux multiples facettes et particulièrement connu pour être capable de revêtir toutes sortes de formes. Sa présence est suggérée, donnée à voir et mise en scène à travers différents dispositifs, mythologiques, spatiaux et technologiques. Dans le cadre de cette journée, je m’intéresserai spécifiquement à deux sites où les voyageurs peuvent voir Guanyin : la Grotte des Sons Bouddhiques et l’esplanade de Guanyin des Mers du Sud. Partant de l’analyse de l’aménagement spatial et des images du bodhisattva tels qu’ils sont appréhendés par les dévots, je propose de mettre en regard ces deux cas pour étudier les modes de production des visions divines et leur relation à l’espace de l’île. Il s’agira de réfléchir au questionnement suivant : comment les images ancrées dans un environnement spatial singulier composent-elles un objet qui porte les signes indiciels d’une présence divine et à partir duquel le dévot invente sa propre relation à Guanyin ? « Chamanismes en série ». Epistémologie de l’œuvre visionnaire d'un artiste amérindien (Pablo Amaringo) Andrea-Luz Gutierrez Choquevilca (EPHE, LAS) L'analyse aborde l’épistémologie de l’œuvre visionnaire de l'artiste amazonien Pablo Amaringo en confrontant sa biographie, le discours réflexif qu’il porte sur son art, et la réception de l’œuvre par un public amérindien et occidental. L’innovation consiste à privilégier la représentation analogique ou figurative des invisibles, style qui contraste avec d’autres régimes de production des images - iconiques et indexicaux - connus dans les répertoires graphiques traditionnels. On doit la stabilisation de cette innovation à un certain malentendu productif qui en fait un artefact bon à penser pour un occidental et potentiellement lucratif. Mais surtout, à une redéfinition de la pragmatique rituelle par l'auteur visionnaire : il s’agit en effet de dévoiler aux yeux de tous, notamment aux non-initiés, ce qui ne peut être perçu hors d’un état de conscience altéré. Pour comprendre l’intentionnalité complexe de l’œuvre et l'originalité de sa divulgation, nous devons croiser les perspectives du créateur, de ses interlocuteurs non humains, et du « voyant » - artiste, spectateur occidental, collectionneur-. Par quels dispositifs cognitifs et iconographiques un savoir d’ordinaire considéré comme ésotérique ou spécialisé parvient-il à faire l’objet de multiples réappropriations ? Quels en sont les possibles déchiffrements ? L’une des hypothèses examinée est que ce style figuratif spécial offre la métonymie d’un faisceau de relations internes et externes au monde indigène. Il offre une illustration originale de l’« Ouverture à l’autre » notée par Lévi-Strauss, dans le domaine des productions artistiques amérindiennes. Les régimes d’imagination dans l’évolution biosociale humaine : exemples sibériens Charles Stépanoff (EPHE, LAS) Dans l’histoire au long cours des humains, l’imagerie mentale paraît prise dans un double mouvement. D’abord elle s’émancipe lentement des données perceptives : les bifaces d’Homo erectus sont la première attestation d’une action planifiée guidée par des modèles mentaux abstraits. Parallèlement, et avec une accélération fulgurante depuis 40000 ans, l’imagerie mentale se partage et s’enchâsse dans des vecteurs publics qui la stimulent et la canalisent toujours plus étroitement. Distributions des ressources économiques et politiques sont le critère central des études sur l’évolution des sociétés, or on s’est peu intéressé à la distribution des ressources imaginatives. Le « resserrement » de l’imagerie mentale par sa subordination à l’image graphique (Leroi-Gourhan) est une spectaculaire mutation que paléocognition, préhistoire, psychologie expérimentale et ethnologie devraient contribuer à éclairer. Existe-t-il un lien entre types de société, régimes ontologiques et régimes d’imagination ? Le rêve et l’hallucination sont particulièrement révélateurs à ce titre. Quels sont les rôles des psychotropes, des stéréotypes oniriques, des chants rituels, des images matérielles et autres vecteurs publics dans le partage et la fixation des images mentales ? Nous prendrons comme base d’analyse le cas du remplacement massif à travers l’Asie du nord du chamanisme à champignons par le chamanisme à cosmogrammes. L’écriture des invisibles : les idéophones de l’hallucination visionnaire dans les rituels d’intoxication matsigenka (Amazonie péruvienne) Esteban Arias (EHESS, LAS) Un idéophone est une “expression imitative qui peut se substituer à une phrase, à un élément de phrase ou à n'importe quel mot plein autre que le substantif ” (CNRTL). Les Matsigenka utilisent un vaste nombre d’idéophones dans leurs discours. Ces dispositifs iconiques peuvent trouver leur lieu dans des constructions linguistiques lors des conversations, des récits mythiques, des discours rituels et des récits d’intoxication. La fréquence de l’utilisation des idéophones, lors de narrations mythiques, par exemple, assure la productivité sémantique de certains passages voulus saillants. Si les idéophones ne se réduisent pas aux onomatopées, ils accomplissent cependant un exploit idiosyncrasique assez puissant pour condenser des parcelles entières de savoir. Ils détournent souvent, par exemple, les conditions pures de la sonorité au profit de brassages sensoriels visant des résultats hyperréalistes. De tels enchâssements permettent ainsi la formulation efficace d’images paradoxales. Ainsi, l’idéophone seroro, par exemple, signale un mouvement descendant figurant la légèreté de la démarche. Les auditeurs élicitent de son utilisation qu’il s’agit de la démarche d’un fantôme sans qu’aucune référence directe ait eu lieu. Le terme notinnana, à son tour, a pour racine verbale l’idéophone tin, qui signale la démarche d’un humain vivant. Or, à l’instar de ces idéophones « mythiques », lors de l’énonciation des chants rituels marentakantsi, interprétés exclusivement sous les effets des substances psychotropes, une série d’idéophones figurent les circonstances propres à l’interaction avec des esprits. Ces idéophones (mariri, porerere, parmi d’autres) agencent des percepts graphiques et des productions sonores typiques de l’hallucination. Dans cette communication je tâcherai de décrire la productivité de ces « idéophones » hallucinatoires couramment associés à la « lumière aveuglante » et à la « sonorité turbulente » des esprits invisibles, alliés de « celui qui s’intoxique et se transforme », le chamane seripigari. Apprendre à voir l’invisible. De la pédagogie visionnaire dans un centre chamanique d’Amazonie péruvienne. David Dupuis (Durham University, LAS) Dans son célèbre article sur les champignons psychotropes (1970), Claude Lévi-Strauss conçoit l’expérience hallucinogène comme strictement informée par la culture. L’auteur, qui s’oppose ici à la thèse pan-myciste de R-G Wasson, est toutefois peu disert sur la manière dont les représentations partagées d’un groupe social structurent l’effet des psychotropes. Je me proposerai ici de dessiner quelques pistes en vue d’éclairer la nature de cette opération, en m’appuyant sur les données ethnographiques récoltées à Takiwasi, l’un des principaux « centres chamaniques » d’Amazonie péruvienne, qui propose à une clientèle internationale des pratiques inspirées du chamanisme métis de la région (curanderismo). La participation aux pratiques proposées par cette institution a le plus souvent pour conséquence l’élargissement du réseau relationnel du sujet, qui prendra désormais en compte divers non-humains – figures pathogènes, soignantes ou protectrices. La rencontre de ces êtres habituellement invisibles survient de manière privilégiée par le biais de « visions » perçues au cours de rituels impliquant l’ingestion d’un breuvage psychotrope : l’ayahuasca. Si l’identité de ces agents est le plus souvent indéterminée au cours des premières expériences, elle semble s’homogénéiser progressivement pour tendre vers une correspondance aux entités surnaturelles culturellement postulées -esprit de l’ayahuasca, esprits animaux, démons, saints et autres entités du panthéon catholique-. Le caractère stéréotypé des hallucinations visuelles rapportées par les participants apparaît comme le résultat d’un apprentissage progressif dont je me proposerai ici d’éclairer les ressorts. Je montrerai ainsi que les opérations discursives et pragmatiques encadrant la consommation de l’hallucinogène consistent en une « socialisation des hallucinations » conduisant progressivement le participant à percevoir son expérience au prisme des schèmes organisateurs proposés par le groupe social. L’art hallucinatoire comme dispositif de recognition de l’expérience. Anthropologie et métacognition en dialogue » Maddalena Canna (EHESS, LAS) Quand une population définit une production iconographique par rapport à l’expérience dont elle est issue (e.g. ce que les anthropologues ont défini « art hallucinatoire », « représentation onirique », «iconographie visionnaire »), deux processus inventifs peuvent être distingués. D’une part, nous avons une production d’images [1], et, de l’autre, la production d’un dispositif référentiel qui connote ses images par rapport à l’expérience de leur engendrement [2]. Qu’il s’agisse de discours verbaux complémentaires ou parallèles, de représentations et/ou de simulations mimétiques de la phénoménologie visionnaire inscrites dans l’œuvre ou bien d’autres dispositifs d’agencements entre image et référence à l’expérience, l’art hallucinatoire se présente comme un art réflexif, i.e. un art qui recèle un commentaire sur ses conditions d’existence. En particulier, le processus de mise sur support de l’image, comprenant l’ensemble des transformations créatives qui s’opèrent par rapport à l’expérience originaire (A), par rapport à la modification du support qui est censé la transmettre (B) et par rapport à l’auteur qui traverse le processus de création en étant transformé à son tour (C), demande d’être interrogé à la lumière, à la fois, de la variabilité des ontologies locales ainsi que hypothèses récentes sur les invariantes de la métacognition humaine. Notre point d’ancrage ethnographique seront les images produites par les lasa praprukra, les attaqués d’une crise de transe hallucinatoire involontaire que les Miskitos du Nicaragua appellent la grisi siknis (« la maladie folle »). Cette attaque de transe, qui déclenche un comportement agressif associé à des hallucinations récurrentes, est considérée comme une pathologie contagieuse transmissible par exposition à ses images et à son imaginaire. Par une démarche ethnographique expérimentale, une quarantaine de lasa praprukra ont produit une représentation graphique de leurs hallucinations. Le processus de fabrication de ces images sera analysé à la fois dans son statut de fabrication représentative, d’évènement d’engendrement ontologique, ainsi que d’expérience de récupération thérapeutique du contrôle métacognitif des affectés vis-à-vis de leur propre imaginaire. Anthropologie et neuropharmacologie des visions. Nouveau regard sur quelques questions classiques Martin Fortier (Institut Jean Nicod, EHESS, ENS, Stanford University) Anthropologues et chercheurs en sciences cognitives ont formulé de nombreuses idées contradictoires sur la nature des visions induites par les hallucinogènes. Je me propose ici de considérer deux classes distinctes de substances hallucinogènes – les hallucinogènes sérotoninergiques et anticholinergiques – et de montrer que là où anthropologues et chercheurs en sciences cognitives ont classiquement voulu donner des réponses univoques, il convient en réalité de fournir des réponses contrastées pour chaque classe de substance. Je montrerai qu’il convient de trancher chacun des grands débats classiques sur la nature et la fonction culturelle de l’imagerie hallucinogène de manière contrastée : ce qui vaut pour les sérotoninergiques ne vaut pas forcément pour les anticholinergiques, et réciproquement. Je m’intéresserai en particulier à quatre questions : (1) l’universalité ou la variabilité culturelle du contenu de l’imagerie hallucinogène ; (2) le statut de réalité accordé à ces contenus ; (3) la question de savoir si les récits des expériences hallucinogènes sont des reconstructions post hoc ; (4) la dépendance des représentations religieuses vis-à-vis des expériences hallucinogènes. Me fondant sur des données neuropsychopharmacologiques, anthropologiques et phénoménologiques, je montrerai que : (1) la relativité culturelle des contenus hallucinatoires concerne avant tout les hallucinogènes sérotoninergiques mais bien moins les anticholinergiques ; (2) le statut de réalité des deux classes d’expérience diffère nettement ; (3) les théories de la reconstruction post hoc des expériences rendent bien compte des rituels à base d’anticholinergiques, mais bien moins de ceux à base de sérotoninergiques ; (4) les représentations religieuses ne sont significativement informées que par une classe de psychotropes – les expériences induites par les sérotoninergiques semblent jouer un fort rôle d’attraction culturelle tandis que celles induites par les anticholinergiques semblent jouer un rôle négligeable. |